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Marguerite Yourcenar, Feux, Paris, Grasset, 1936, 221 p. Récits entrecoupés d’aphorismes et d’aveux personnels, rédigés en 1935. Accompagné d’un court avertissement.

Couverture de l'édition originale

- Paris, Plon, 1957, 215 p. (Réédition presque sans changement avec un nouvel avertissement). Épuisé.
- Paris, Plon, 1968, 221 p. (Réédition avec préface définitive). Épuisé.
- Paris, Gallimard, 1974, 223 p. (Réédition de la version Plon 1968).
- Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp.1045-1139 et 1991, pp.1073-1167.

Feux est une suite de nouvelles, de proses lyriques, presque de poèmes, inspirés par une certaine notion de l'amour. Alternant avec des notes sur la passion amoureuse, on y trouve les histoires de Phèdre, d'Achille, de Patrocle, d'Antigone, de Léna, de Marie-Madeleine, de Phédon, de Clytemnestre, de Sappho.

Les adaptations théâtrales des récits composant Feux ont été très nombreuses. A ce point, qu’il ne nous est pas possible de vous les présenter toutes ici. Voici quelques jalons. Toute information peut être demandée au Cidmy. Bruxelles, Théâtre du Résidence Palace, par Alain Carré, 12/1989. Paris, Théâtre du Marais, par Jean-Pierre Nortel, 12/1989-01/1990. Milan, Teatro Out-Off, par Raul Manso, 02/1990.

Matthieu Galey - C'est peut-être le seul livre de vous où il soit dit quelquefois « Je ». Marguerite Yourcenar - Non, il y a de courts moments où je dis « je » en mon propre nom, dans mes préfaces ou dans mes Carnets, par exemple dans le carnet de notes de Mémoires d'Hadrien. J'ai dit « Je » de temps en temps dans Feux, mais c'est plutôt comme lorsqu'on accorde son instrument avant le concert. Je voulais sortir de l'anecdote, enfermée dans un cadre très étroit, et tâcher de montrer ce qui se trouve derrière, c'est-à-dire une flamme gaie et dure. Que ce soit l'amour tout court comme Phèdre, par exemple, ou que ce soit l'amour de l'absolu, comme Phédon, ou que ce soit l'amour de Dieu comme Marie-Madeleine, ou l'amour de la justice, comme Antigone. (dans Les Yeux ouverts, Le Centurion, 1980, p.97).

Traductions : Allemand, Anglais, Bulgare, Croate, Espagnol (Amérique du Sud et Espagne), Grec, Italie, Néerlandais, Portugais (Brésil et Portugal), Russe, Serbo-croate, Slovène, Turc. Références complètes des livres ICI.

Premier paragraphe :

PHÈDRE OU LE DÉSESPOIR : Phèdre accomplit tout. Elle abandonne sa mère au taureau, sa sœur à la solitude : ces formes d'amour ne l'intéressent pas. Elle quitte son pays comme on renonce à ses rêves; elle renie sa famille comme on brocante ses souvenirs. Dans ce milieu où l'innocence est un crime, elle assiste avec dégoût à ce qu'elle finira par devenir. Son destin, vu du dehors, lui fait horreur : elle ne le connaît encore que sous forme d'inscriptions sur la muraille du Labyrinthe : elle s'arrache par la fuite à son affreux futur. Elle épouse distraitement Thésée, comme sainte Marie l'Égyptienne payait avec son corps le prix de son passage; elle laisse s'enfoncer à l'Ouest dans un brouillard de fable les abattoirs géants de son espèce d'Amérique crétoise. Elle débarque, imprégnée de l'odeur du ranch et des poisons d'Haïti, sans se douter qu'elle porte avec soi la lèpre contractée sous un torride Tropique du cœur. 

ACHILLE OU LE MENSONGE : On avait éteint toutes les lampes. Les servantes, dans la salle basse, tissaient à l'aveuglette les fils d'une trame inattendue qui devenait celle des Parques; une inutile broderie pendait des mains d'Achille. La robe noire de Misandre ne se distinguait plus de la robe rouge de Déidamie; la robe blanche d'Achille était verte sous la lune. Depuis l'arrivée de cette jeune étrangère où toutes les femmes flairaient un dieu, la crainte s'était introduite dans l'Ile comme une ombre couchée sous les pieds de la beauté. Le jour n'était plus le jour, mais le masque blond posé sur les ténèbres; les seins de femmes devenaient des cuirasses sur des gorges de soldats. Dès que Thétis avait vu se former dans les yeux de Jupiter le film des combats où succomberait Achille, elle avait cherché dans toutes les mers du monde une île, un roc, un lit assez étanche pour flotter sur l'avenir. 

PATROCLE OU LE DESTIN : Une nuit, ou plutôt un jour imprécis tombait sur la plaine : on n'aurait pu dire en quel sens se dirigeait le crépuscule. Les tours ressemblaient à des rochers, au pied de montagnes qui ressemblaient à des tours. Cassandre hurlait sur les murailles, en proie à l'horrible travail d'enfanter l'avenir. Le sang collait, comme du fard, aux joues méconnaissables des cadavres ; Hélène peignait sa bouche de vampire d'un fard qui faisait penser à du sang. Depuis des années, on s'était installé là-bas dans une espèce de routine rouge où la paix se mélangeait à la guerre comme la terre à l'eau dans les puantes régions de marécage. La première génération de héros qui avaient reçu la guerre comme un privilège, presque comme une investiture, moissonnée par les chars à faux, fit place à un contingent de soldats qui l'acceptèrent comme un devoir, puis la subirent comme un sacrifice. L'invention des tanks ouvrit d'énormes brèches dans ces corps qui n'existaient plus qu'à la façon de remparts; une troisième vague d'assaillants se rua contre la mort; ces joueurs misant à chaque coup leur maximum de vie tombèrent enfin comme on se suicide, frappés par la bille en pleine case rouge du cœur. Le temps était passé des tendresses héroïques où l'adversaire était le revers sombre de l'ami. 

ANTIGONE OU LE CHOIX : Que dit midi profond ? La haine est sur Thèbes comme un affreux soleil. Depuis la mort de la Sphinge, la ville ignoble est sans secrets : tout y vient au jour. L'ombre baisse au ras des maisons, au pied des arbres, comme l'eau fade au fond des citernes : les chambres ne sont plus des puits d'obscurité, des magasins de fraîcheur. Les promeneurs ont l'air de somnambules d'une interminable nuit blanche. Jocaste s'est étranglée pour ne plus voir le soleil. On dort au grand jour; on aime au grand jour. Les dormeurs couchés en plein air ont l'aspect de suicidés; les amants sont des chiens qui s'étreignent au soleil. Les cœurs sont secs comme les champs; le cœur du nouveau roi est sec comme le rocher. Tant de sécheresse appelle le sang. La haine infecte les âmes; les radiographies du soleil rongent les consciences sans réduire leur cancer. Œdipe est devenu aveugle à force de manipuler ces rais sombres. Antigone seule supporte les flèches décochées par la lampe à arc d'Apollon, comme si la douleur lui servait de lunettes noires. Elle quitte cette cité d'argile cuite au feu où les visages durcis sont faits de la terre des tombes; elle accompagne Œdipe hors des portes béantes qui paraissent le vomir. 

LÉNA OU LE SECRET : Léna était la concubine d'Aristogiton et sa maîtresse bien moins que sa servante. Ils habitaient une maison nette près de la chapelle de Saint Sôtir : elle cultivait dans le petit jardin les tendres courgettes et les abondantes aubergines, salait les anchois, coupait en quartiers la viande rouge des pastèques, descendait laver le linge dans le lit sec de l'Ilissos, veillait à ce que son maître se munît d'un foulard qui l'empêcherait de s'enrhumer après les exercices du Stade. Pour prix de tant de soins, il se laissait aimer. Ils sortaient ensemble : ils allaient écouter dans les petits cafés les disques tournoyants des chansons populaires, ardentes et lamentables comme un obscur soleil. Elle était fière de voir son portrait en première page des journaux de sport. Il s'était fait inscrire aux concours de boxe d'Olympie; il avait consenti à ce qu'elle fût du voyage : elle avait supporté sans se plaindre la poussière du chemin, l'amble fatigant des mules, les auberges pouilleuses où l'eau se vendait plus cher que le meilleur vin des îles. Sur la route, le bruit des voitures était si continu qu'on n'entendait même plus le crissement des cigales. Un jour, à midi, au détour d'une colline, elle avait découvert sous ses pieds la vallée d'Olympie, creuse comme la paume d'un dieu qui porte dans sa main la statue de la Victoire. 

MARIE-MADELEINE OU LE SALUT : Je m’appelle Marie : on m’appelle Madeleine. Madeleine, c’est le nom de mon village : c’est le petit pays où ma mère avait des champs, où mon père avait des vignes. Je suis native de Magdala. A midi, ma sœur Marthe portait des cruchons de bière aux ouvriers de la ferme; moi, j’allais vers eux les mains vides; ils lapaient mon sourire; leurs regards me palpaient comme un fruit presque mûr dont la saveur ne dépend plus que d’un peu de soleil. Mes yeux étaient deux fauves pris au filet de mes cils; ma bouche quasi noire était une sangsue gonflée de sang. Le colombier regorgeait de colombes, la huche de pain, le coffre de monnaies à l’effigie de César. Marthe s’usait les yeux à marquer mon trousseau aux initiales de Jean. La mère de Jean avait des pêcheries; le père de Jean avait des vignes. Jean et moi, assis le jour du mariage sous le figuier de la fontaine, sentions déjà sur nous l’intolérable poids de soixante-dix ans de félicité. Les mêmes airs de danse serviraient aux noces de nos filles; je me sentais déjà lourde des enfants qu’elles allaient porter. Jean venait vers moi du fond de son enfance; il riait aux anges, ses seuls compagnons; j’avais repoussé pour lui les offres du centurion romain. Il fuyait la taverne où les prostituées s’agitent comme des vipères aux sons excitants d’une flûte triste; il détournait les yeux du visage rond des filles de ferme. Aimer son innocence fut mon premier péché.

PHÉDON OU LE VERTIGE : Écoute, Cébès... Je te parle à voix basse, car c'est seulement lorsque nous parlons à voix basse que nous nous écoutons nous-mêmes. Je vais mourir, Cébès. Ne secoue pas la tête : ne me dis pas que tu le sais, et que nous mourrons tous. Le temps ne vous coûte rien, à vous, les philosophes : il existe pourtant, puisqu'il nous sucre comme des fruits et nous dessèche comme des herbes. Pour ceux qui aiment, le temps n'est plus, car les amants se sont arraché le cœur pour le donner à ceux qu'ils aiment; et c'est pourquoi ils sont insensibles aux milliers d'hommes et de femmes qui ne sont pas leur amour; et c'est pourquoi ils pleurent et se désespèrent avec sécurité. Et c'est au ralentissement de ces sanglantes horloges que ceux qui sont aimés voient approcher la vieillesse et la mort. Pour ceux qui souffrent, le temps n'est pas; il s'annule à force de se précipiter, car chaque heure d'un supplice est une tempête de siècles. Chaque fois qu'une douleur venait à moi, je me hâtais de lui sourire pour qu'elle sourît en retour, et toutes prenaient le visage radieux d'une femme d'autant plus belle qu'on ne s'était pas jusque-là aperçu de sa beauté. Je sais de la douleur ce qu'enseigne son contraire, comme je tiens de la vie le peu de clartés que j'ai déjà sur la mort. 

CLYTEMNESTRE OU LE CRIME : Je vais vous expliquer, Messieurs les Juges... J'ai devant moi d'innombrables orbites d'yeux, des lignes circulaires de mains posées sur les genoux, de pieds nus posés sur la pierre; de pupilles fixes d'où coule le regard, de bouches closes où le silence mûrit un jugement. J'ai devant moi des assises de pierre. J'ai tué cet homme avec un couteau, dans une baignoire, avec l'aide de mon misérable amant qui ne parvenait même pas à lui tenir les pieds. Vous savez mon histoire : il n'est pas un de vous qui ne l'ait répétée vingt fois à la fin des longs repas, accompagnée du bâillement des servantes, et pas une de vos femmes qui n'ait une nuit de sa vie rêvé d'être Clytemnestre. Vos pensées criminelles, vos envies inavouées roulent le long des degrés et se déversent en moi, de sorte qu'une espèce d'horrible va-et-vient fait de vous ma conscience et de moi votre cri. Vous êtes venus ici pour que la scène du meurtre se répète sous vos yeux un peu plus rapidement que dans la réalité, car rappelés au foyer par le souper du soir, vous pouvez tout au plus dévouer quelques heures à m'entendre pleurer. Et dans ce court espace, il faut encore que non seulement mes actes mais aussi leurs motifs explosent en pleine lumière, eux qui pour s'affirmer ont demandé quarante ans. 

SAPPHO OU LE SUICIDE : Je viens de voir au fond des miroirs d'une loge une femme qui s'appelle Sappho. Elle est pâle comme la neige, la mort, ou le visage clair des lépreuses. Et comme elle se farde pour cacher cette pâleur, elle a l'air du cadavre d'une femme assassinée, avec sur ses joues un peu de son propre sang. Ses yeux caves s'enfoncent pour échapper au jour, loin de leurs paupières arides qui ne les ombragent même plus. Ses longues boucles tombent par touffes, comme les feuilles des forêts sous les précoces tempêtes; elle s'arrache chaque jour de nouveaux cheveux blancs, et ces fils de soie blême seront bientôt assez nombreux pour tisser son linceul. Elle pleure sa jeunesse comme une femme qui l'aurait trahie, son enfance comme une fillette qu'elle aurait perdue. Elle est maigre : à l'heure du bain, elle se détourne du miroir pour ne pas voir ses seins tristes. Elle erre de ville en ville avec trois grandes malles pleines de perles fausses et de débris d'oiseaux. Elle est acrobate comme aux temps antiques elle était poétesse, parce que la forme particulière de ses poumons l'oblige à choisir un métier qui s'exerce à mi-ciel. Chaque soir, livrée aux bêtes du Cirque qui la dévorent des yeux, elle tient dans un espace encombré de poulies et de mâts ses engagements d'étoile. 

Réception critique : La pureté du style, des images, insère ces pensées dans un tissu de mots ou l’abstrait le dispute curieusement au concret. […] Edmond Jaloux in Les Nouvelles littéraires, 19 décembre 1936, p.6. Le livre de M. Yourcenar est inégal mais ce qui y est beau, brille d’un éclat dur et sauvage. […] E. Noulet, La Nouvelle Revue Française, Janvier 1937, pp.104-105.

Articles ou livres de références :
- Armelle LELONG, Le parcours mythique de Marguerite Yourcenar : de Feux à Nouvelles orientales, Coll. Critiques littéraires, Paris, L’Harmattan, 2001, 283 pages.
- Laura BRIGNOLI, Marguerite Yourcenar et l’esprit d’analogie. L’image dans les romans des années trente, Coll. Critica E Storia Letteraria, 19, Pisa, 1997, 414 pages.
- C. Frederick Jr & Edith R. C. Frederick Jr & Edith R. FARRELL, Marguerite Yourcenar's Feux : Structure and Meaning in Kentucky Romance Quarterly, Vol. 29, 1, 01/01/1982, pp.25-35.
D’autres articles disponibles dans la base de données documentaire

 

 

 


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