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Discours à l'Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises

Réception de Mme Marguerite Yourcenar

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

le 27 mars 1971

Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises

Introduction à la réception par le discours de M. Carlo BRONNE, suivi du discours de Mme Marguerite YOURCENAR

« C'est avec émerveillement, mon cher Carlo Bronne, que je vous ai vu aller et venir avec tant de bonne grâce et d'aisance à travers mes livres et les circonstances de ma vie. Cette promenade autour de moi-même me révèle une variété de points de vue dont certes je connaissais l'existence, mais devant lesquels je n'avais pas toujours songer à m'arrêter jusqu'ici : vous m'apprenez à entrer un peu plus avant dans cette cellule de la connaissance de soi dans laquelle Sainte Catherine de Sienne nous conseille de vivre. Quand j'ai lu, il y a quelques années, votre Promenoir des Amis, où vous avez recueilli certains de vos discours de bienvenue à l'Académie, j'avais goûté le charme qui s'en exhale, et fait un peu songer aux allées doucement ensoleillées des peintres du XVIIIᵉ siècle, où, dans un paysage choisi, s'entretiennent des personnages dont on sent que les propos alternés sont à la fois exacts et amènes comme les musiques du temps. Je ne me doutais pas alors que je serais appelée un jour à faire comme à votre bras cette même promenade, et à tâcher de faire ma partie dans un amical duo. Je commence donc par vous remercier, et par remercier tous nos collègues dont le choix l'a appelée ici, à titre étranger, et en même temps si peu étranger, puisque ma famille maternelle et ma naissance furent belges, et qu'un de mes livres a pour arrière-plan l'un des moments les plus émouvants de l'histoire de votre pays.

Il m'arrive de me dire, d'aimer à me dire, que, plutôt que moi, c'est peut-être tel de mes personnages, ces personnages que je me plais à imaginer continuant à partager ma vie, que vous avez, à travers moi, invités dans votre campagne : le médecin-philosophe Zénon, né à Bruges d'une mère flamande, à cause de son traité des Prothéories, ou, pour quelque recueil de sermons qu'il aura peut-être publié à mon insu, le wallon Jean-Louis de Berlaimont, prieur des Cordeliers. Si cela est, ils vous remercient par ma bouche. Mais leur présence n'est pas ici la seule présence invisible. Vladimir Nabokov, dans un roman moins scandaleux que la délicieuse Lolita, et aussi moins célèbre, nous raconte l'histoire d'un professeur russe, d'un professeur de russe, Pnin au nom imprononçable. Ce charmant Pnin, que les hasards de notre époque ont amené aux États-Unis, se trouve, après une série de contretemps quasi picaresques, faire une conférence dans une petite ville du centre ouest américain. Son public n'est pas très nombreux ; il n'est pas non plus très compréhensif ; il se compose surtout de dames de province qui ont d'avance leur opinion sur le sujet de Pnin va traiter. Le mélancolique professeur regarde, par-delà ces quelques personnes, la salle mal éclairée avec ses nombreux rangs de chaises vides, et il remplit celles-ci d'un auditoire idéal, ses amis disparus, ses parents morts. Dans des circonstances bien différentes de celles de Pnin, puisque l'auditoire que j'ai en ma présence suffit pour me combler, je fais cependant comme lui : j'imagine au fond de cette salle, venus sans qu'on aît eu à les pouvoir de cartes d'invitation, une dame en costume 1900 que je n'ai jamais connue, puisque sa vie et la mienne n'ont coïncidé que pendant une dizaine de jours, mais qui, me dit-on aimait les livres ; et, plus loin encore dans le temps, « l'oncle » Octave Pirmez, qui sans doute eût trouvé place parmi vous si votre compagnie avait existé il y a un siècle. Je fais plus : c'est au sein même de votre groupe que j'ajoute aux amis présents les amis devenus invisibles : l'écrivain de langue espagnole Ventura Garcia Calderon, admirable peintre des péons indiens vivant et mourant sur les pentes gigantesque des Andes, dont je vins célébrer à Bruxelles l'élection à l'Académie, chez notre amie Madame Errera (autre invisible que je salue amicalement au passage), il y a déjà près de trente-cinq ans. Puis Jean Cocteau dont vous avez raison de dire, cher Carlo Bronne, que je place très haut l'œuvre de sorcier presque trop habiles, certes, à s'entourer des prestiges de la mode, mais accomplissant, comme sous le feu des projecteurs, des incantations souvent dangereusement authentiques, - celui qui pour tous ceux qui l'ont tant soit peu connu reste à jamais Jean tout court, Jean à la signature étoilée. Colette, que je ne vis qu'une seule fois, déjà étendue sur sa chaise-longue de malade, qui me fit il y a vingt ans l'accolade du général au modeste lieutenant, et dont je reçus le plus succinct des éloges (ou du moins ce que j'espère pouvoir ranger parmi les éloges) : « les Mémoires d'Hadrien ? Nom de Dieu ! »... Et enfin, parmi les membres véritablement autochtones de notre compagnie, Albert Guislain, que je n'ai jamais rencontré, mais qui voulut bien écrire sur mon dernier ouvrage un article dont la générosité m'émut, et m'émut encore plus que je sus qu'il l'avait écrit à son lit de mort et que ce fut son dernier texte publié. Je ne lui ai donc jamais adressé le message de gratitude que je lui devais ; je me permets de le faire ici. Quand aux vivants de cette compagnie dont les écrits ont été pour moi un stimulant ou un aliment, je ne les nommerai pas, de peur de m'engager dans une énumération trop longue. Il me suffit de remercier dans son ensemble, présent ou invisible, cet auditoire de l'amitié.

***

Mesdames,
Messieurs,

Je vous avoue que lorsque j'appris l'honneur de faire en votre présence l'éloge du regretté professeur Benjamin Woodbridge, j'ignorais de lui l'œuvre, et même le nom. Le professeur ne m'en voulut pas de cet aveu : il savait assurément trop bien ce qu'est la renommée discrète, et j'oserais dite la gloire obscure de l'érudit, connu seulement de ses pairs, de ses disciples, et de ceux qui, brièvement ou durablement, se sont aventurés dans la même spécialité. Thomas Mann aimait à dire qu'il avait été au cours de sa vie le spécialiste successif d'une demi-douzaine de spécialités : la proto-histoire, l'égyptologie et l'histoire des religions pour Joseph, la médecine pour La Montagne Magique, la musique pour Le Docteur Faustus, le Moyen-Âge pour L'Élu, et même les affres du retour d'âge féminin pour Le Mirage. Sans me comparer au grand écrivain allemand, il me semble parfois avoir été le spécialiste successif, ou intermittant, d'un certain nombre de spécialités : aucune de celles-ci ne m'avait amenée sur les terres du professeur Woodbridge.

Mais je tenais, pour vous en faire part, à savoir de lui le plus possible. Pour cet Américain qui cessait brusquement d'être pour moi un inconnu et un étranger, je m'essayais donc à faire, mais en plus court, ce que j'avais tenté pour Hadrien, ce que je fais tant bien que mal pour toutes les créatures humaines dont il m'arrive d'avoir à écrire. Je partis à sa recherche : je tentai de tout lire de lui et sur lui, et même de recueillir à son sujet quelques témoignages oraux. Cette quête me prouva une fois de plus que le temps n'est pas toujours le pire obstacle qui nous sépare d'un être. J'aurais pu rencontrer personnellement le professeur Woodbridge, mort il y a moins de deux ans. Vingt ans seulement me séparent de lui sur l'échelle des générations. Ce n'était pas non plus un personnage perdu dans un autre hémisphère : une partie de mon existence s'écoule depuis bon nombre d'années sur l'autre rebord de ce continent américain où Benjamin Mather Woodbridge, né en 1884 dans le Massachusetts, pratiqua toute sa vie dans un collège du vaste Ouest l'absorbant métier de professeur. De nombreuses personnes l'ayant connu auraient pu être interrogées. Mais, dans un collège ou une université des États-Unis, comme assurément partout ailleurs, les êtres se succèdent à une cadence rapide, élèves, et même professeurs, et les événements et les points de vue vont plus vite encore. Un homme disparu après avoir été déjà en retrait pendant quelques années du fait de la maladie ou de l'âge n'est bientôt plus qu'un nom, honoré certes, maintenu présent par l'existence de fiches dans un des casiers de la bibliothèque, ou peut-être par une plaque apposée au mur dans l'une des salles où il a travaillé, un nom conservé, ou, ce qui importe plus encore, quelques idées conservées çà et là au fond de la mémoire de quelques élèves disséminés par le monde, et ayant pris quelque chose de lui. Les membres de sa faculté l'ayant connu et pouvant répondre à mes questions semblaient évanouis ou impossibles à atteindre, à moins d'insister jusqu'à faire, et sous des monceaux de neige, un voyage vers la côte du Pacifique presque aussi long que celui qui, dans une direction opposée, m'a amenée ici. Dans un vers admirable, le poète Théophile a noté qu'un homme mort hier est aussi mort qu'Alexandre : en apparence au moins, Benjamin Woodbridge était aussi mort que son maître tant admiré Gustave Lanson, aussi mort que Joseph Bédier ou que Gabriel Naudé, aussi mort qu'un érudit latin qui aurait écrit du temps des Césars sur le roman grec.

En même temps il était tout aussi présent, et, pour ainsi dire, aussi inamovible. Ses écrits existaient. J'avais réussi, non sans quelque peine, à me les procurer, car ces textes, souvent enfouis dans les tomes majestueux de collections ou de revues savantes, ne se trouvent pas, comme les ouvrages les plus vendus du mois, à l'étal d'un drugstore. Mais ses écrits existaient ; on continuerait à se référer à eux quand on aurait à s'occuper de mémoires apocryphes ou de romans à clefs du XVIIᵉ siècle français, ou des maîtres du roman belge du XIXᵉ siècle. Écrits solides qui restent la plupart du temps discrètement à leur place dans quelque coin de bibliothèque, mais qu'un homme de la partie ouvre ça et là avec l'espoir d'y trouver un nom, une date, une hypothèse qui confirmeront ou modifieront peut-être son point de vue, et dont les titres figureront dans les bibliographies d'ouvrages traitant du même sujet jusqu'à la fin des temps et des bibliographies.

Mais je me rends compte que Benjamin Woodbridge fut aussi et surtout un professeur, et qu'en vous parlant des quelques ouvrages qui nous restent de lui, je ne vous offre donc qu'une image incomplète de lui-même. D'après le témoignage le plus complet et le plus ému que je possède sur lui, celui de notre collègue, M. Gustave Vanwelkenhuyzen, qui voulut bien me faire parvenir la notice qu'il écrivit sur Benjamin Woodbridge au lendemain de la mort de celui-ci, cet érudit était avant tout un enseignant, possédé à la fois par l'amour des œuvres qu'il avait pour mission de faire connaître à ses élèves, et par une affectueuse sympathie envers ses derniers. Une de ses lettres nous en fournira la preuve :

« Il m'a toujours semblé que le but de ma vie était d'initier les jeunes aux beautés de mes auteurs favoris, - peu importe la langue. J'ai enseigné le grec et le latin (quand il n'y avait personne de mieux entraîné à le faire) aussi bien que le français, l'italien et l'espagnol. J'ai pensé que je pourrais mieux diriger mes élèves dans leurs recherches si j'en faisais un peu moi-même. Et puis, je me suis plu à cela. »

Cette modestie est émouvante. Maurice Wilmotte, dans sa préface au Roman Belge Contemporain, publié par le professeur Woodbridge en 1930, dit avoir été sensible tout d'abord à cette humilité qui se dégageait de la personne de l'auteur, et sans doute de sa conversation, et qu'il définit à l'aide d'épithètes qui laissent, il me semble, quelque chose à désirer :

« Lorsque j'eus le grand plaisir de faire la connaissance de M. Woodbridge, ce qui me frappa davantage dans son aspect extérieur, ce fut un mélange parfait d'une douceur un peu humiliée et attendrie et de fermeté très consciente. Douceur humiliée et un peu attendrie : ces deux adjectifs ne me paraissent pas du tout convenir au style du professeur, marqué plutôt de cette fermeté que Wilmotte lui reconnaît aussi, ni à l'expression intense et énergique de son visage, tel que me le révèle une photographie. Mais Maurice Wilmotte avait sans doute peu l'habitude de l'humilité chez les littérateurs, et celle de Benjamin Woodbridge l'a probablement dérouté. Humilitas : ce mot si peu compris de la plupart de nos contemporains, cette qualité de tout temps si rare quand elle est sincère, qui consiste à ne pas exagérer notre importance individuelle par rapport aux idées, aux êtres et aux choses. Il y avait sans doute chez Woodbridge l'humilité du professeur mis tout entier au service de ses élèves ; il y avait aussi celle de l'érudit et du critique qui ne profite pas de ses écrits pour étaler ses vues favorites, mais s'efforce honnêtement de mettre dans tout son jour l'objet contemplé. C'est à ces deux qualités d'humilité et de rigueur que Benjamin Woodbridge, qui écrivait peu, et qui, on l'a vu, attachait relativement peu d'importance aux recherches dont ses livres étaient sortis, doit d'avoir laissé ce remarquable ouvrage qu'est son étude sur Le Roman Belge Contemporain, ou, pour préciser, sur le roman belge du dernier tiers du XIXe siècle et des premières années du XXe.

Faut-il le dire ? En ouvrant un exemplaire un peu jauni de ce volume, je n'espérais guère de grande révélation. Je savais vaguement (c'est-à-dire mal) ou plutôt croyais savoir que quelques romanciers belges avaient suivi la filière du naturalisme, et produit des œuvres dont plusieurs parurent choquantes de leur temps, et nous paraîtraient peut-être ou surannées ou anodines. J'exceptais de ce court jugement Charles De Coster, mais, n'ayant lu de lui que quelques extraits, ce qui me revenait à l'esprit quand je pensais à Thyl Ulenspiegel, c'était l'image que Félicien Rops a laissé du sonneur pendu à ses cloches. Lemonnier ne m'était qu'un nom ; Eekhoud pas même un nom. Le livre volontairement modeste de Benjamin Woodbridge m'ouvrit un monde. Quoi ? ces prosateurs belges d'entre 1860 et 1900 avaient lutté pour donner forme à des émotions ou à des idées qui parfois corroboraient ou préfiguraient les nôtres, et ce que leur style pouvait avoir de vieilli ne faisait que rendre plus sensible la pérennité des sujets, comme la permanence du corps humain s'affirme sous des vêtements qui ne sont plus ceux de nos modes. Fait trop oublié, du moins par moi : ces romanciers belges avaient été les contemporains d'Ibsen et de Tolstoï : les secousses annonciatrices de séismes futurs, qui avaient pour épicentres Iasnaia Poliana, où un vieil homme rugissait contre l'injustice et l'hypocrisie, et la maison bourgeoise d'un faubourg de Christiania, où l'ex-pharmacien Ibsen concoctait des élixirs trop puissants pour son temps, et même pour le nôtre, - ces secousses s'étaient fait sentir dans la plantureuse et cordiale Belgique de la fin du XIXe siècle, trop occupée à s'édifier économiquement et matériellement pour être déjà précisément un temple de l'esprit.

A mesure que je tournais les pages du professeur Woodbridge, je m'apercevais que Lemonnier n'était pas qu'un imitateur de Zola, enrichi des truculences du terroir flamand ; il avait touché à des problèmes encore, et plus que jamais, actuels. Cette vie simple que la Fréda d'Un bon Amour cherche à retrouver par-delà les routines égoïstes de sa propre existence et celle d'une société sclérosée était, j'en conviens, un vieux mythe de l'âge d'or, dont : M. Jean Terrasse vous parlerait mieux que moi, mais je voyais du fond de l'Inde un petit homme malingre au torse nu, assis devant un rouet, hocher approbativement la tête, et les Enfants de la Fleur, de façon parfois plus ou moins aberrante, rêver de nouveau, au pays du professeur Woodbridge, ce grand rêve d'une vie plus libre parce qu'elle est plus désencombrée. Ces faunes flamands me faisaient repenser au garde-chasse de D. H. Lawrence, perdu, ou plutôt rentré, en pleine nature ; les problèmes du couple, les mêmes qui préoccupent aujourd'hui Madame Lilar, étaient fermement posés. Les ouvriers et les paysans de Lemonnier et d'Eekhoud étaient frères de ceux que nous aimons dans les peintures noires de Van Gogh. Je découvrais un peu tardivement qu'Eekhoud, dans Escal Vigor, avait traîté avec sympathie en 1899 un sujet dit interdit et dit scandaleux que j'avais moi-même abordé trente ans plus tard dans mon premier livre, et ses Voyous de velours n'étaient pas loin de me faire songer à ceux de Genêt. De ces grands paysages de la Campine de Georges Virrès, que le professeur comparaît si bien aux landes de Hardy, de ces histoires de démoniaques et de possédés qui, par delà Ensor, remontaient à Bosch, se dégageait une atmosphère de surnaturel bien près d'être du surréalisme ; une nouvelle ayant pour sujet un transplant du cœur devenait, vue à travers près d'un siècle, un roman d'anticipation. Les essais qu'un érudit américain avait consacrés en 1929 à ces romans belges d'entre 1860 et 1900 m'aidaient à les mieux comprendre en 1971, et m'incitaient, toute affaire cessante, à m'occuper d'eux. Quel plus bel éloge faire d'un critique ?

On s'est étonné à l'époque que Woodbridge se soit montré si peu choqué d'œuvres qui, de leur temps, avaient parfois retenu l'attention du parquet. Wilmotte expliquait ce phénomène par le fait qu'un Américain en a vu bien d'autres, et que ce grand pays bigarré, point encombré de traditions, est accueillant aux manifestations les moins usuelles des lettres et des arts. Beau compliment à la liberté intellectuelle américaine, mais qui demande une forte mise au point. Au risque d'énoncer ce qui peut paraître un paradoxe, j'explique autrement les raisons de cette clairvoyante sympathie pour telles œuvres auxquelles on reprochait, dans leur pays même, leur « humanitarisme confus », leurs « vagues théories politico-sociales », ou encore leur « nihilisme goguenard ». Tout d'abord, cet étranger n'était pas, comme l'eût été un Belge, biaisé à l'avance par les partis pris de la politique locale : il n'avait pas à dénigrer dans Virrès un catholique et un clérical, ou à Vilipender en Lemonnier un radical ou un socialiste. Il n'avait pas non plus à éprouver, devant certaines peintures des côtés sombres d'une société, ce petit choc de patriotique pudeur qui fait que certains Italiens, il y a 'quelques années, ne parlaient qu'avec embarras du Voleur de Bicyclettes.

Mais il y a plus : à travers treize générations de pasteurs protestants, Benjamin Mather Woodbridge remontait au redoutable prêcheur puritain du XVIIe siècle, Cotton Mather, et au père de celui-ci, Increase Mather, autre ministre protestant qui fut l'un des chefs de file de la Nouvelle Angleterre, puis, au grand-père Richard Mather, prédicant lui aussi et traducteur des Psaumes, qui s'exile de l'Angleterre de Charles Ier. On ne fait pas mieux en matière de noblesse de robe, et de rabats, ni d'austérité. Voilà qui aurait du, à première vue, le détourner d'Un homme en amour ou du Tribunal du Chauffoir, mais il arrive que dans l'alchimie des générations, la rigueur morale puisse se transformer en rigueur intellectuelle. Le puritanisme est chez nous mal vu : nous savons trop ce qu'il peut engendrer d'hypocrisie, d'arrogance, de goût de l'argent et du pouvoir compensant les plaisirs dont on se prive et finalement d'excès en sens contraire, aussi dangereux que le rigorisme l'était. Mais nous avons tort d'oublier que ces premiers puritains qui secouèrent de leurs souliers la poussière du Londres des Stuarts étaient à leur façon des contestataires : eux aussi étaient en quête d'une vie plus simple, réduite à ses éléments de base, dépouillée d'artifice et d'hypocrisie. Quelque chose de leur vigueur a subsisté chez ceux qui furent directement les maîtres de la génération de Woodbridge : Thoreau, épris des solitudes de la Nouvelle-Angleterre comme Woodbridge allait l'être du Mont Greylock dans le Massachusetts et des forêts du Colorado, et déjà prophétiquement inquiet des déprédations de l'homme ; Emerson, que Maurice Maeterlinck appelait le bon pasteur matinal, dont la méthode est une sorte de modeste Tao, et même le fougueux Whitman. Leur tradition d'héroïque entêtement est pour beaucoup dans la lutte menée de siècle en siècle par les Quakers en faveur du droit et de la justice ; on la retrouve aussi, sous des aspects qui leur seraient, certes, insolites, dans les dissidences les plus radicales d'aujourd'hui. Je ne doute pas, quant à moi, que ce sérieux robuste, cet humanitarisme toujours inclus ou virtuel au fond de la conscience puritaine, ce goût de la contestation et du libre examen n'aient aidé Woodbridge à apprécier le miltonique Satan de De Coster « triste jusqu'au jour de la Justice » et le génie de la protestation symbolisé par son Ulenspiegel, l'âcre pitié qui suinte des écrits de Lemonnier ou d'Eekhoud, ou encore les amères réflexions de Demolder sur l'écart qui subsiste entre le jugement et la chose jugée. Peut-être tient-il aussi de ces solides Puritains du XVIIe siècle le goût de la verdeur du langage, qui lui fait se plaire à la truculence de certains dictons flamands.

Dans un autre ouvrage, le seul qu'il écrivit, je crois, outre son étude sur le roman belge, et qui consiste en une érudite dissertation sur un publiciste un peu gueux du XVIIe siècle français, Gatien de Courtilz, sieur du Verger, le professeur Woodbridge explique l'intérêt que présente pour lui ce personnage assez louche, qui fabriquait pour les libraires de Hollande des romans à clefs et des mémoires apocryphes, dont les plus connus sont ceux de d'Artagnan, où puisa plus tard Dumas. L'œuvre de ce Courtilz lui semble contenir, dans son fatras pauvrement journalistique, une veine de réalisme et d'authentique picaresque. Selon lui, les protagonistes du roman picaresque auraient pour principal mobile « de démasquer leur semblables... Victimes eux-mêmes de l'ordre social, ils offrent aux opprimés toute la sympathie dont ils sont capables ... L'esprit picaresque, comme l'esprit réaliste, est inspiré par la réaction contre une fausse conception de la vie. Tous deux sont des défis à l'imposture ou à ce qu'ils considèrent comme tel. »

Cette définition du picaresque est-elle exacte ? Elle est en tout cas révélatrice et nourrissante. Elle m'aide à comprendre l'intérêt de l'auteur, non seulement pour Thyl Ulenspiegel, mais pour L'Enfant du Crapaud et Le Cycle Patibulaire. Il est certain aussi que la méthode scientifique de l'érudit, souvent presque trop rigide, je l'avoue, chez Benjamin Woodbridge, tend à lui faire accepter tels quels les parti-pris stylistiques d'un individu ou d'un temps, et permet à l'auteur du Roman Belge contemporain de prendre avec calme des outrances lyriques ou des gaucheries de langage qui nous gênent chez certains de ses sujets, et qu'il se contente tout au plus de cocher d'un trait léger. Un historien de la littérature n'est guère, par définition, apte à dédaigner les modes littéraires surannées, ni à particulièrement s'engouer de celles qui triomphent de son temps, et il en va de même, pour un esprit sérieux, des modes intellectuelles et morales. L'homme qui dénonçait tranquillement dès 1934, dans une brève critique enfouie dans une revue savante, les excès de la technologie moderne à une époque où celle-ci n'avait encore que peu de contestataires, et s'inquiétait de l'avenir de son pays qui lui semblait « avoir mordu plus qu'il ne pouvait mâcher », était capable de penser à contre-courant. C'est cette indifférence aux modes, qu'elles soient de sentir ou d'écrire, qui explique, il me semble, qu'il se soit consacré vers 1930 à des auteurs qui, sauf peut-être Charles De Coster, entraient alors dans leur purgatoire littéraire, ou s'y trouvaient depuis quelque temps déjà, mais dont il constatait l'intérêt humain.

Je m'aperçois, Mesdames et Messieurs, que je viens d'esquisser le portrait d'un Américain à la fois exceptionnel, parce qu'aux États-Unis comme ailleurs ces grandes qualités sont rares, et typique, parce que c'est peut-être encore dans le milieu et la profession qui furent siens qu'on les rencontre le plus fréquemment. Malgré sa connaissance approfondie de cinq langues et de cinq littératures européennes, Woodbridge passa aux États-Unis la presque totalité de sa longue existence, ce qui rend plus remarquable encore qu'il aît écrit notre langue avec cette perfection aisée caractéristique des étrangers d'autrefois, mais qui devient rare à notre époque, en dépit des facilités de communication et des moyens audio-visuels dont nous nous flattons. Une telle perfection n'est en effet basée sur rien d'extérieur, mais sur l'attention et l'amour. Benjamin Woodbridge ne fit en tout que deux séjours en Europe : du premier, il ramena de France sa femme, qu'il aimait à appeler sa collaboratrice, empruntant, pour s'adresser à elle, les tendres expressions d'un vieux trouvère français. Du second séjour, il ramena son livre sur le roman belge, qu'il espérait augmenter d'un second volume. Cette suite ne fut jamais composée, mais ses nombreuses études sur Franz Hellens et Jean Tousseul, et un article sur Octave Pirmez, nous donnent une idée de ses préparations. Ce même attachement à une littérature trop négligée lui fit commencer, dans la bibliothèque de son lointain collège de la côte pacifique, une importante collection consacrée exclusivement à la littérature belge, la seule de son genre, je crois, qui existe aux États-Unis. « Et puis, je me suis plu à cela... » Son labeur désintéressé de sympathie continuait.

J'arrête ces réflexions sur cette espèce de trait d'union entre deux pays qui comptent pour moi, la Belgique et les États-Unis. Je m'excuse presque auprès de cet homme modeste d'avoir si longtemps parlé de lui. Mais je crois comprendre que Benjamin

Woodbridge, élu par vous en 1948, n'eut jamais l'occasion de siéger dans votre compagnie ; il m'a paru qu'on lui devait à la fois un discours de réception et un discours de départ. Osant me citer pour finir, je rappellerais que j'ai autrefois fait dire à l'empereur Hadrien, à propos de l'apothéose de son prédécesseur, qu'un prince a droit à cette espèce d'introduction dans la tombe avant les siècles de gloire et les millénaires d'oubli. En ramenant ces propos à notre modeste échelle, je continue à y souscrire. Nous sommes tous d'accord pour penser qu'un homme qui a généreusement répandu dans son pays la connaissance des langues et des littératures étrangères, à un moment où le monde est à certains points de vue plus morcelé que jamais, mérite, à son rang, et au nôtre, autant d'honneurs qu'un bon prince. »

Source : ARLLF, Bruxelles, Palais des Académies, 1971, 28 p.

 


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