Les œuvres
Le premier livre qui impressionne la critique est Alexis ou le traité du vain combat (Au Sans Pareil, 1929), long aveu malaisé de son homosexualité qu'un jeune homme adresse à sa femme sous forme de lettre d'adieu. Premier exemple de « portrait d'une voix » et sujet audacieux pour l'époque, surtout traité par une jeune femme. Des travaux alimentaires (biographie de Pindare, traduction de Waves de V. Woolf) ou ambitieux (La Nouvelle Eurydice, nouvelle tentative d'écrire un roman « tel qu'il convient ») et quelques essais jalonnent les années 1930 d'où n'émergeront que deux textes marquants : le seul roman engagé politiquement, Denier du rêve (1934, Grasset), racontant l'attentat manqué du Duce à Rome, et le recueil de textes en prose poétique, Feux, tout entier dévoué à la passion absolue et dévorante (Grasset, 1936). Un recueil de nouvelles (Nouvelles orientales, Gallimard, 1938) et un nouveau récit conçu comme le « portrait d'une voix » (Le Coup de grâce, Gallimard, 1939), racontant un échec amoureux dans le décor des guerres antibolcheviques des pays baltes, seront encore édités avant le départ de l'auteur aux États-Unis en 1939. Avec Nouvelles orientales et Feux, Les Songes et les sorts qui regroupent le récit de rêves récurrents, sont les trois œuvres dues à la longue fréquentation du poète et psychanalyste grec Andreas Embiricos qui avait recueilli la jeune femme désespérée et affaiblie par le refus qu'André Fraigneau, alors lecteur chez Grasset, opposa à son amour.
L'exil
Ce départ pour les États-Unis marque une rupture non seulement dans la vie mais aussi dans la carrière de Marguerite Yourcenar : elle abandonne en Europe des expériences amoureuses douloureuses et tourne le dos à une œuvre qui en témoigne trop, même si les éléments personnels s'y trouvent noyés parmi des faits réels et reculés dans le passé, et qu'elle réussit toujours remarquablement à éviter l'anecdotique. Les premières années d'exil seront celles d'un écrivain qui n'écrit pas et qui, pour la première fois, est condamné à travailler pour vivre. L'auteur, qui a épuisé la veine autobiographique, s'oriente désormais hors d'elle, vers la culture et l'histoire, surtout antique (Électre, Le Minotaure, Alceste, ...), et finira par proposer des œuvres théâtrales. L'Amérique est aussi, pour le futur auteur de Mémoires d'Hadrien, une manne exceptionnelle de documentation grâce à la richesse de ses bibliothèques, notamment celle de la Yale University où Yourcenar passe le plus clair de son temps libre.
Les personnages
La fin de la guerre en Europe ne ramène pas Marguerite Yourcenar qui a découvert les charmes de l'île des Monts Déserts (Maine) qui lui permet de rejoindre, bien au-delà de l'histoire, la géologie. Cette île, située à la pointe nord des États-Unis, la rend à la nature de son enfance et lui fournit la paix de l'écriture et la rassurante protection d'une amie dévouée : Grace Frick. En 1947, elle acquiert la nationalité américaine et son nom de plume en guise de patronyme officiel. Une malle arrivée en janvier 1949 ramène à la surface un projet d'écriture autour d'Hadrien. Vingt-cinq ans de recherches et de réflexions sur l'empereur romain aboutiront à un nouveau « portrait de voix », rédigé à la première personne, qui révélera l'auteur au monde littéraire (Mémoires d'Hadrien, Plon, 1951). Ce sera l'occasion d'un premier retour en Europe après plus de onze années d'absence. Désormais, la vie de Yourcenar sera partagée entre l'Europe et l'Amérique, l'écriture et les voyages. Une déjà longue habitude de l'ascèse et des exercices tantriques, une constante volonté de maîtrise de soi et d'ouverture sur le monde poussent l'auteur à réécrire l'histoire de Zénon – le D'après Dürer de sa jeunesse – et à en faire un roman qui transpose dans la Flandre de la Renaissance et l'histoire d'un philosophe, médecin des pauvres et alchimiste, l'effort fait sur soi depuis toujours pour mourir un peu moins sot qu'on n'est né. L'Œuvre au Noir (Gallimard, 1968) indique déjà, par l'allusion à la première étape alchimique, le pessimisme qui saisit alors l'écrivain face à l'état du monde. Si dix-sept ans plus tôt, elle croyait encore qu'une personnalité de la sagesse et de l'envergure d'Hadrien pouvait sauver l'univers, elle ne le croit désormais plus et son Zénon se suicidera en prison pour échapper au bûcher de l'Inquisition. Le livre remporte le Prix Fémina au premier tour et à l'unanimité et connaît un immédiat et vif succès en pleine révolte estudiantine de mai 1968. Cet accueil confirme que, au-delà de son carcan historique, le roman s'adresse directement à l'humain qui sommeille en chacun de nous. Comme l'empereur du IIe siècle, il nous interpelle de plain-pied car, pour Yourcenar, tous deux sont des « hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s'engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l'ombre d'un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent » (Mémoires d'Hadrien, Paris, 1951, p. 332). La dernière figure de héros sera celle de Nathanaël d'Un homme obscur, petit roman qui constitue une sorte de testament littéraire, également né de la réécriture d'un des trois fragments de La Mort conduit l'attelage (D'après Rembrandt, dont une partie fera l'objet d'Une belle matinée). La troisième nouvelle, D'après Gréco, donnera lieu, en 1981, à Anna, soror..., récit d'un inceste entre Miguel et sa sœur Anna. Dépouillé cette fois de toute culture, se laissant ballotter par les hasards de l'existence, ignorant la rancœur comme l'envie, Nathanaël, sorte de héros sans éclat, traverse sa courte vie comme s'il avait toujours su que vivre n'était qu'aller vers la mort. La sienne est l'occasion d'une fusion totale avec la nature égale au sentiment mystique de l'auteur qui considérait d'abord la Terre comme la Mère. Le livre, rédigé entre 1978 et 1981, clame le pessimisme grandissant de son auteur : après l'empereur optimiste, mais qui ne put maintenir totale la paix dans son empire, en passant par le médecin-philosophe qui « cinquante-huit fois, (...) avait vu l'herbe du printemps et la plénitude de l'été » et pour qui « il importait peu qu'un homme de cet âge vécût ou mourût » (L'Œuvre au Noir, Paris, 1968, p. 244), Nathanaël apparaît comme une ombre sans projet, sans espoirs de réalisation personnelle, sans avenir, sans velléités d'avoirs ; un homme simple dont le trajet va de la naissance à la mort, de la vie au néant, de la Mère traversée à la Mère retrouvée.